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Krystyna Ziach
Archê – L’ambivalence de l’eau et du feu, par Mirelle Thijsen, 1996 (French I)
Mirelle Thijsen est historienne de l’art et critique d’art pour le quotidien néerlandais
Het Financieele Dagblad
photo : Exposition Archê, installation, The Netherlands Photography Museum, Rotterdam,
commissaire d'exposition : F. Giertdberg

Archê est le préfixe du mot grec ‘archetupos’ ce qui au sens propre veut dire ‘origine’. C’est aussi le titre d’un ‘Gesamtkunstwerk’ qui a récemment été créé par l’artiste plasticienne polonaise Krystyna Ziach (1953) qui vie à Amsterdam. Ce concept universel réfère au leitmotiv de l’eau qui y est inhérent. Au fond les sept photos objets traitent du temps qui s’écoule, de la fugacité. Dans ce contexte l’eau peut se concevoir comme une métaphore de l’écoulement du temps.
Thales (de 640 av. J.-C. jusqu’à 546 av. J.-C.) était le premier philosophe grec qui exprimait le propos élémentaire que ‘tout est de l’eau’. A son avis, l’eau est l’Archê, ce qui veut dire l’origine de toutes les choses, au sens de la matière première dont toutes les choses sont construites. Avec ce propos qui, surtout à cette époque, fut révolutionnaire, Thales faisait sa première tentative de comprendre la nature pour des raisons purement scientifiques.

L’élément liquide
Dans ce contexte, l’eau ne doit sûrement pas se concevoir dans le sens de la perception sensorielle, mais plutôt dans le sens plus général de ‘l’élément liquide’. Comme tel il apparaît avoir des caractéristiques organiques, cosmologiques et plus substantielles. Conçu comme l’océan primordial, l’eau dans beaucoup de mythes de la création est la source de toute vie, la vie émergeant de l’eau, mais l’eau est également l’élément de dissolution et de noyade. Les eaux ‘souterraines’ sont parfois associées avec le chaos des temps préhistoriques. Comme un des symboles élémentaires, l’eau est ambivalente, parce que d’une part elle donne la vie et la fertilité, tandis que de l’autre part elle représente la déchéance. Dans l’iconographie chrétienne, l’eau se conçoit surtout comme l’élément purifiant qui, durant les rites du baptême et de l’initiation, nettoie les souillures des péchés. Beaucoup de cultures anciennes connaissaient les bains rituels, qui non seulement servaient à l’hygiène, mais agissaient aussi comme une ablution et une purification symbolique. Et les eaux thermales et minérales sont depuis des siècles reconnues pour avoir des propriétés curatives. Dans la psychologie des profondeurs l’eau est considérée être le symbole fondamental de toute énergie inconsciente et, par conséquent, est conçue comme dangereuse quand elle fait rage, ou (par ex. dans les rêves) quand elle déborde durant une inondation. Les créatures de l’eau sont considérées par les analystes comme l’incarnation de certaines ‘entités’ vivantes, venant d’une couche plus profonde et inconsciente de notre personnalité, et comme ayant pour la plupart une forme féminine. Puis ces formes féminines sont associées avec des concepts tels que la fertilité, la progéniture et le mariage. L’eau est un archétype dans ces trois états physiques connus (la vapeur, l’eau et la glace), mais elle évoque simultanément beaucoup de clichés qui sont mémorisés dans notre culture saturée d’images.

La transformation
L’eau comme source d’inspiration n’est pas nouveau pour Krystyna Ziach. Dans son projet précédent, A Garden of Illusion (1993), l’eau (vaporisée) était également un élément visuel important. La vapeur volatile (l’eau) ou la fumée raréfiée (le feu) symboliquement représentent la transformation du matériel au spirituel. À vrai dire cette transformation sert de pivot à son œuvre depuis son projet Japan (1987/1988).
Dans Archê Krystyna Ziach ramène l’eau à la prima materia et ajoute de cette façon une dimension plus ésotérique à son œuvre. Dans les séries précédentes elle utilisait le sable, le pigment et les minéraux dans le même but. Dans ce projet on distingue plusieurs couches. Ziach a choisi deux points de départ au-dedans du thème : l’eau qui coule et l’eau stagnante. L’eau qui coule traite de la purification et de l’énergie inconsciente. Cette force plutôt positive se dégage de trois de ses œuvres photographiques, de façon la plus exubérante dans l’image élancée, de presque trois mètres d’hauteur, d’une cataracte. Avec son écoulement impétueux elle est symbole de l’influence dynamique et perpétuelle du temps. Comme l’œuvre-clé de la série, elle est intitulée Archê. L’eau purifie la peau, mais elle a aussi une influence sur elle ; un procès d’érosion graduel et indiscernable. L’autoportrait dans The Fountain of Time, qui d’une façon presque sereine montre une partie de son visage, les yeux fermés sous un jet d’eau nettoyant, élabore cette idée. D’ailleurs on peut déduire beaucoup du fait qu’il n’y a pas de fleuves coulant mollement, ni de ruisseaux calmes dans le projet Archê, images qui normalement représentent la vie tranquille qui se déroule selon les plans.

L’eau turbide
L’eau stagnante au contraire sent mauvais, sème la ruine et la mort. Elle a un caractère presque morbide. Elle révèle la rupture d’un équilibre naturel, une instabilité. Ziach élabore ce concept dans trois œuvres, qui ont tous une profondeur suggestive, représentant l’attraction mystérieuse de l’eau sombre et inerte. Dans The Spiral of Memory le mouvement en spirale vers l’intérieur d’un maelström annonce le changement. Il fait allusion au flux, à l’effervescence, au chaos et à la confusion. Des photos enroulées avec des images de membres d’un corps humain tourbillonnent dans le vortex, entraînées par le mouvement de l’eau. Les algues et les lentilles d’eau sont un thème central dans ces trois œuvres photographiques. Elles sont parmi les rares organismes qui survivent dans l’eau turbide et envahissent, ou littéralement font suffoquer, toute autre forme de vie dans cette eau. Au sens biologique on attribue aussi une fonction purificatrice aux algues. On pourra appeler cela un élément positif dans un environnement par ailleurs corrodé. Ziach a photographié une étendue d’eau couverte d’un motif pointillé infini d’algues et de lentilles d’eau. Dans un agrandissement grand format elles obtiennent une structure irrégulière, presque abstraite. Aqua Obscura nous montre une mare dans laquelle flotte une série d’épreuves contact du portrait d’une seule et même personne, à moitié cachées parmi les lentilles d’eau, comme un résidu humain. Des photos dans les photos fonctionnent comme le nec plus ultra des souvenirs. Les photos sont partiellement déformées et estompées par une plaque de verre de couleur ambre jaune, qui a été positionnée au milieu devant le panneau de photo.
Dans cette plaque de verre étroite - qui d’une façon dramatique recule devant la photo – des soufflures errent comme dans une surface d’eau gelée. Encore une fois la confusion est créée et l’équilibre (naturel) instable exprimée par un élément visuel ‘extérieur’, par une couche supplémentaire. De cette façon Krystyna Ziach nous offre chaque fois des manières diverses de percevoir. Le verre est présent dans deux des trois œuvres comme une répétition rythmique. Avec ce choix formel elle visualise son jeu avec la pesanteur. Initialement Ziach a utilisé des miroirs pour créer la confusion dans une mise-en-scène à prédominance rationnelle. Les miroirs étaient utilisés dans les séries Melancholy (1989/1990) et A Garden of Illusion, Ziach s’intéressant chaque fois au pouvoir surréel de la réflexion. Dans un sens iconologique le miroir représente la fugacité, il est le symbole de la vanité. Dans Archê l’effet symbolique et spatial du miroir est omis et peut-être remplacé par l’eau et le verre spécial.

Le feu
L’élément faussement vivant du feu - qui consume, chauffe et illumine, mais qui peut aussi semer la ruine et la mort - a une symbolique ambivalente comparable. Le feu peut extirper, mais peut aussi avoir la qualité d’une flamme purifiante qui ‘brûle’ le vice, la douleur, le péché, la maladie, le tourment et la souffrance. Le feu est alors le symbole de la vitalité. Ziach rend ces deux éléments incompatibles complémentaires en les unissant littéralement dans l’installation Quinta Essentia. Le titre réfère indirectement à un symbole que l’on revoit dans diverses cultures sous forme d’un hexagramme, une étoile à six pointes faite de deux triangles entrelacés. Il est généralement présumé que cette figure se compose d’une combinaison de l’élément ‘liquide’ féminin (orienté vers le bas) et de l’élément ‘ardant’ masculin (orienté vers le haut). Ensemble les deux triangles représentent une dualité harmonieuse. Tandis que les réflexions alchimiques poussaient les choses jusqu’à subsumer les quatre éléments primordiaux (l’Eau, le Feu, la Terre et l’Air) sous le hexagramme, aujourd’hui ce symbole nous rappelle surtout l’Étoile de David de l’État d’Israël. Puisque l’eau et le feu ne se mélangent pas, les alchimistes supposaient qu’un cinquième élément, la quinta essentia (la vitalité absolue) devait se trouver dans le centre de la figure. Ziach se conforme à cette idée dans l’objet d’eau du même nom. Dans cet objet robuste spatial monté sur un piédestal, l’eau est présente comme un élément d’expérience. Le cours d’eau est physiquement présent dans l’espace, tangible et audible, dans un mouvement descendant. L’eau, dans une couche filmique onduleuse, gazouille d’aplomb vers le bas, littéralement le long de la surface photographique, qui nous montre la direction capricieuse et inévitablement ascendante du feu, sous forme de soufre brûlant. C’est l’ultime fusion de deux entités impossibles, de deux pôles absolus. L’action pulsatoire d’une pompe contrôle la circulation ininterrompue de l’eau - et ainsi le passage du temps. L’objet est entièrement fait en métal oxydé. L’opération chimique de la corrosion est encore une métaphore de la fugacité.